Broadway ou le rêve américain des juifs émigrés.

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Ils s’appelaient Beilin, Gershowitz ou Rogazinsky. Leurs noms ne vous dit sans doute rien mais ils sont pourtant les plus grands compositeurs des succès populaires de Broadway.

Fils d’immigrés juifs, ils ont inventé la comédie musicale, culture populaire, expression de leur « rêve américain ».

Fuyant l’Europe des persécutions, les Juifs débarquent par milliers sur la côte Est des Etats-Unis à partir de 1880. De leurs vieux shtetls du Yiddishland, de Russie, d’Allemagne ou d’Autriche, les émigrés ashkénazes emportent avec eux vers le nouveau continent leurs illusions d’une vie meilleure sous des cieux plus propices. Ils rêvent de la grande Amérique et de son idéal égalitaire, loin des pogroms et de l’antisémitisme de leur pays d’origine.

Mais ce que les Juifs découvrent en débarquant à Ellis Island n’est pas toujours la Terre Promise accueillante à laquelle ils ont tant aspirée. Légalement ouverts aux immigrants, les Etats-Unis leur reste socialement fermés. Sans retour en arrière possible, la seule voix pour ces immigrants reste celle de l’intégration. Dans une culture qui leur est étrangère, la musique devient leur moyen d’exprimer leur rêve américain mais aussi les difficultés du déracinement ou le conflit générationnel dû à l’intégration.

A travers leurs spectacles, les générations issues de l’exil forgent à leur tour l’identité culturelle de l’Amérique moderne dans le grand tourbillon du creuset intégrationniste. Sur les scènes des théâtres de Broadway, les artistes juifs transforment le visage de leur pays d’accueil. Par la créativité de leurs compositions, de leurs paroles, de leurs rythmes et de leurs styles allant des airs traditionnels liturgiques aux chansons populaires des chorus lines, du théâtre yiddish à la comédie musicale, du klezmer au ragtime, les auteurs dont beaucoup américanisent leurs noms de scène, opèrent une extraordinaire métamorphose les menant de la misère au succès.

Née de la fusion de l’opérette viennoise, du folklore yiddish et du jazz, la scène musicale new yorkaise devient ainsi le domaine de prédilection des compositeurs et producteurs juifs.
Leurs noms ? Irving Berlin (Israël Isidore Beilin), George Gershwin (Jacob Gershowitz), Harold Arlen (Hyman Arluck), Jerome Kern, Kurt Weill, Richard Rodgers (Rogazinsky), Florenz Ziegfeld et tant d’autres.

Ces artistes bouleversent les codes jusque-là en vigueur dans l’art lyrique. Ils se placent délibérément contre l’élitisme.

Les compositeurs utilisent l’accessibilité de la musique et un langage plus familier afin d’atteindre une audience la plus large possible. Ils ramènent l’opéra vers une réalité contemporaine par le biais du langage mélodique. Le thème reste tragique mais devient objet de comédie avec une dimension sociale qui dépasse la destinée personnelle pour créer un drame moderne sous forme d’opéra en 1 acte. La musique démocratise ces pièces engagées dont le sujet transcende les personnages par une dramatisation des problèmes et des conflits sociaux.

Inspirés par le mouvement socialiste émergeant, les créateurs choisissent en effet de raconter la vie de tous les jours, humble et rustique, de personnages ordinaires des basses classes de la société. Il ne s’agit pas de héros au sens classique mais plutôt de victimes qui gardent leur dignité malgré les épreuves. Ainsi, le message devient populaire : le pauvre ou le quidam peuvent se cultiver ou se révéler personnage de tragédie.
Aussi, les auteurs juifs profitent de la scène musicale pour diffuser des messages politiques, critiquant même parfois le capitalisme. Les histoires a priori sordides deviennent dans leurs mains des succès populaires et artistiques.

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Chacun de ces créateurs invente un nouveau style de théâtre musical et didactique. Kurt Weill incarne le renouveau de l’opéra et du théâtre de la première partie du XXe siècle. Il conçoit « l’opéra démocratique » dont les drames relatent le comportement des victimes de persécutions, d’oppression, d’injustice ou simplement d’individus négligés et incompris. Ces pièces lyriques racontent les conditions et les problèmes de gens ordinaires, la vie collective des communautés locales ou nationales. Dans sa révolution théâtrale, le compositeur s’inspire de différentes formes de musiques populaires, du jazz et du cabaret pour aboutir à l’ancêtre des comédies musicales américaines, tout en conservant l’héritage européen de Mahler ou de Schoenberg. Ainsi, Kurt Weill a largement nourri le répertoire américain. Tout comme Irving Berlin qui se révèle lui aussi comme l’auteur le plus influent de la musique populaire américaine du vingtième siècle, avec plus de 800 chansons dont beaucoup sont devenues des classiques.

Mais c’est Jerome Kern et Georges Gershwin qui sont les véritables fondateurs de la comédie musicale américaine moderne. En 1927, Kern compose ce qui est considéré comme le chef d’œuvre de la scène musicale classique américaine : “Showboat” produit par le grand Ziegfeld.

Quant à Gershwin, il crée en 1935 le fameux opéra-folk ‘’Porgy and Bess’’.
Richard Rodgers fait également partie des compositeurs légendaires de théâtre musical. En 1943, ‘’Oklahoma’’ devient le premier spectacle chantant d’un genre nouveau. Fusion unique de la comédie musicale et de l’opérette, il constitue une borne dans l’évolution de la scène lyrique. Ce spectacle remporte d’ailleurs un énorme succès à Broadway, qui lui vaudra l’année suivante le prix Pulitzer. Richard Rodgers produira par la suite quelques uns des plus gros succès du spectacle musical américain comme ‘’The Sound of Music’’ en 1959.
Quant à Leonard Bernstein, compositeur du célèbre ‘’West Side Story’’ en 1957, il se classe dans la droite lignée de ses augustes pairs.

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Dans les comédies musicales de Broadway, entre réalisme et poésie, ballet et danse populaire, abstraction et réalisme, leurs créateurs y ont retranscrit et imprimé aussi bien l’optimisme de leurs utopies que la critique sociale de leur engagement politique, incarnations de leur sensibilité juive profonde.

(Source Noémie Grynberg / Israel Magazine 2010)