ODETTE ROSENSTOCK (1914-1999)

CJN_10-ODETTE ROSENSTOCK“Mes amis,

Défendez-vous contre la peine, je vous en prie. Seule, donc libre, et à plus de 84 ans, il est très raisonnable d’en finir avec la vie. En fait, je suis morte en même temps que Moussa. Il me fallait encore régler quelques problèmes – c’est fini -, et surtout faire imprimer ou éditer les deux dernière œuvres qu’il avait écrites avec tout son talent, son humour et sa tendresse. Elles dureront, certes, ce que durera votre souvenir : le sachant, nous étions déjà heureux. Pourtant, je suis persuadée que les deux livres des « juifs de Damas » méritent de devenir des classiques dans leur domaine, et je souhaite ardemment que l’un de vous réussisse à leur faire obtenir la place dont ils sont dignes.

Je n’aurais jamais pu suivre mon « programme » si certains d‘entre vous ne m’aviez pas soutenue aussi merveilleusement, chacun et chacune à sa manière. Je veux vous dire combien j’ai été aidée par vos présences et vos attentions – les coups de fil, les lettres, les rencontres… et combien j’ai admiré l’obstination de mes fidèles, malgré mon retrait. Un retrait qui s’expliquait à la fois parce que j’avais perdu le sens de ma vie et le goût de la vie, et parce que je refusais de prendre une trop grande place dans votre existence quotidienne et parmi vos attachements, afin que votre peine aujourd’hui ne soit pas trop envahissante.

C’est pourquoi mes dernières pensées seront pour vous remercier infiniment et, au nom de la liberté, pour vous bénir, croyants et païens confondus, de tout mon cœur.”

Le 29 juillet 1999, Odette Abadi, née Rosenstock, dactylographie cette lettre d’adieu à ses proches. Elle ajoute à la main, un message personnel pour chacun puis met fin à ses jours.

Odette Rosenstock naît à Paris le 24 août 1914 dans le quartier du Sentier, quartier qui fera d’elle à jamais la ” Parisienne ” à qui la banlieue paraîtra le bout du monde presque inaccessible. Sa mère, Marthe Irma Legendre, appartient à une famille israélite d’origine lorraine qui, en 1870, a opté pour la nationalité française et est venue s’installer à Paris. Son père, Camille Rosenstock, est né à Bischeim dans le Bas Rhin en 1882. Ses parents tiennent une fabrique de confection, emploient sur place quatre ou cinq personnes et une vingtaine d’autres qui travaillent à domicile. Le milieu dans lequel elle évolue n’est pas pratiquant. Elle est scolarisée à l’école primaire Elle va au Lycée Lamartine où elle passe son baccalauréat en 1933. Elle suit des études de droit avant de s’inscrire en faculté de médecine.

Au début des années trente, la situation économique de la France est mauvaise, le nombre de chômeurs augmente, et ce sont les Juifs qui à nouveau sont désignés comme coupables. En Allemagne, Hitler, incarcéré à la forteresse de Landsberg Am Lech (Bavière) pour tentative de coup d’état, rédige durant ses huit mois d’incarcération Mein Kampf. Il remporte les élections en 1933. L’économie se détériore dans le monde et la France n’échappe pas à la montée d’un mécontentement profond. Odette, jeune fille laïque se sent beaucoup plus concernée par son judaïsme. Elle doit faire face aux réactions hostiles qui s’expriment de plus en plus fortement et ce, depuis la victoire du National-socialisme en Allemagne en 1933.

Adolescente entière, passionnée et révoltée par l’injustice, Odette n’est affiliée à aucun parti politique, mais elle assiste discrètement à des débats et des réunions. L’hostilité ambiante lui donne la nécessaire notion du groupe, l’importance de se “serrer”. Sans avoir été religieuse, elle se reconnaît dans la rigueur et l’exigence du judaïsme.

A la fin de la guerre d’Espagne en 1938, Odette se rend dans les Pyrénées avec la Centrale Sanitaire pour accueillir les réfugiés républicains espagnols de la guerre et assiste à l’ouverture des premiers camps d’internement, en particulier Rivesaltes, Argelès et Perpignan. Elle participe à quelques actions clandestines en faisant sortir des réfugiés du camp dans des camions sanitaires, en les dirigeant vers les hôpitaux et en leur apportant les premiers soins. Les camps sont gardés par des tirailleurs sénégalais, mais Odette, missionnée, n’hésite pas à tromper leur surveillance avec pour toute arme, une blouse blanche à la main, qui lui servira à faire sortir de ce camp la personne désignée.

De retour à Paris, elle achève ses études de médecine par un diplôme d’hygiène-prévention et présente sa thèse en médecine sous la direction du Professeur Tanon : “Notes sur les jouets et la protection des enfants”. Un an plus tard, elle effectue des remplacements de plusieurs médecins généralistes.

En décembre 1939, Odette rencontre Moussa Abadi à Paris chez Olga, une amie d’Odette également médecin.

Lancée dans la vie active, Odette remplace un médecin à Vanves, un autre à Condé-en-Brie. Elle est nommée Inspecteur Médical de la Sécurité Sociale aux Centres d’Évacuation des enfants des écoles de la ville de Paris, jusqu’en mai 1940, puis Médecin Inspecteur des écoles du Loiret à Montargis où les lois anti-juives la rattrape et l’excluent du cadre professionnel le 3 octobre 1940. Rentrant à Paris, Odette travaille comme vacataire dans des dispensaires juifs, soignant principalement les ressortissants étrangers. Par la suite, ces dispensaires sont fermés car jugés dangereux pour ceux qui les fréquentent.

Fin novembre 1942, Odette rejoint Moussa, réfugié à Nice, et occupe les fonctions de médecin dans un dispensaire de l’O.S.E. (Œuvre de Secours aux Enfants). Elle y rencontre une jeune femme médecin qui a pour projet de quitter Nice et décide d’informer Odette sur le fonctionnement de l’établissement pour qu’elle puisse la remplacer, ce qui fut fait, le matin où elle ne vint plus. Bien qu’étant en zone italienne, Odette a la notion du danger et de la précarité de sa situation. C’est dans cette tension, au premier semestre 1943 que Moussa rencontre le père Penitenti, Aumônier des troupes italiennes basées à l’Est de l’Europe. Cette entrevue est déterminante dans la prise de conscience du danger à venir et dans l’action que Moussa et Odette décident d’entreprendre : organiser le sauvetage des enfants Juifs.

C’est le début du Réseau Marcel dont je suppose qu’il recueillit un temps les frères Joffo. Grâce à ce réseau, 527 enfants juifs ont pu être cachés et sauvés entre 1943 et 1945 dans la région de Nice.

C’est aussi en septembre 1943 que Simone et Madame Rosenstock (la sœur et la mère d’Odette) sont arrêtées sur la ligne de démarcation en voulant rejoindre leur père et mari en zone libre.

Monseigneur Rémond couvre Odette (rebaptisée Sylvie Delattre) en la chargeant de s’occuper des enfants des œuvres du Diocèse en qualité d’Assistante Sociale.

Odette est arrêtée le 25 avril 1944 sur dénonciation à son domicile niçois par la Milice (Corps de volontaires français formés pour combattre les maquisards sous l’occupation allemande). Interrogée à l’hôtel Excelsior puis a l’hôtel Hermitage où les interrogatoires sont alternativement brutaux et presque amicaux, prometteurs de liberté en échange de renseignements. Malgré la torture, Odette ne parle ni de “Monsieur Marcel” ni des enfants cachés. Pour protéger Monseigneur Rémond, elle avoue l’avoir trompé sur son identité. On trouvera après la guerre, dans les archives de la police Allemande, un télégramme du Capitaine SS Docteur Keil de la Gestapo de Nice, qui réclame à Brunner commandant du camp de Drancy la reprise de l’interrogatoire de la juive “Rosenstock”.

Elle quitte Nice le 2 mai pour Drancy, devenu le camp de rassemblement des Juifs arrêtés avant leur déportation. Responsable du convoi n° 74, elle est ensuite déportée avec 1 200 personnes à Auschwitz- Birkeneau. Après trois jours de voyage épuisant, au milieu des ordres hurlés par les SS, Odette entre au camp et devient le matricule A05598. Tous n’avaient pas cette “chance” et étaient dirigés immédiatement vers les fours crématoires. Nommée médecin du Rewier (“l’infirmerie” du camp) sous l’autorité de l’effroyable Mengele, elle tente avec le peu de moyens médicaux dont elle dispose, de soulager ses compagnes d’infortune.

En novembre 1944, devant l’avance de l’Armée Rouge, les nazis évacuent le camp vers Bergen-Belsen. La situation sanitaire des déportés est déplorable : Odette se remet difficilement du typhus qu’elle a contracté. Bergen Belsen est libéré par les Anglais le 15 avril 1945 et Odette rapatriée.

De fin juin 1945 au début de 1948 Odette reprend son activité de médecin auprès de Moussa au dispensaire de l’O.S.E. à Nice, que celui-ci a crée et qu’il dirige en tant que responsable de l’action médico-sociale.

Odette rentre à Paris en 1948. Médecin Inspecteur vacataire des écoles dans le 12e arrondissement, elle occupe ensuite les fonctions de chef de service au laboratoire d’hygiène de la ville de Paris1952 à 1956.

Odette et Moussa se marient le 3 novembre 1959 à la mairie du 12e arrondissement. Le rabbin Farhi les unira religieusement le 21 novembre 1989.

Jusqu’en 1978, Odette est Médecin Inspecteur Adjoint à la Direction Générale de l’Action Sanitaire et Sociale de la Préfecture de la Seine. Elle occupe ensuite le poste de Médecin chef au service de vénérologie de la Direction de l’Action Sanitaire et Sociale de Paris jusqu’à sa retraite en septembre 1979. Toujours soucieuse de l’enfance, Odette exerce son art bénévolement, et ce, même après sa retraite, au Collège et Lycée Morvan à Paris. (Institut pour déficients auditifs).

Entre 1960 et 1980, Odette partage la passion de Moussa pour le théâtre et l’accompagne chaque soir aux représentations.

En 1995, elle publie “Terre de Détresse” chez l’Harmattan. Elle aura mis plus de quarante ans pour écrire ce magnifique et terrible témoignage sur son expérience des camps. Elle en restera à jamais marquée et dans ce livre elle écrit : « Il aura donc suffi, pour nous, les rescapées de Bergen-Belsen de retour en France, d’un voyage d’une huitaine de jours pour que nous soyons arrachées à notre camp et rejetées dans le creuset de la vie des autres, les « gens normaux » ?…..les survivantes ont dû réapprendre à respirer sur la planète « d’avant »- avant l’exil, avant notre destruction-, celle où l’on chante la beauté, la justice et l’amour….Cesserons-nous jamais de croire follement que nous ne sommes revenues que provisoirement et que tout peut recommencer ?.Quel que soit le lieu, quels que soient le jour et l’heure, au milieu des soucis et des joies de nos vies ordinaires, comment tout à coup, ne pas être submergées par notre vieille et irréductible angoisse, qui hurle que nous sommes de nouveau sur le lieu, au jour et à l’heure où nous devons cette fois encore tout abandonner, nous laisser emporter par la tempête et retrouver la planète folle de nos camps, celle à laquelle nous appartenons à jamais ? »

Moussa décède le 15 septembre 1997.

Après avoir accompli la tâche qu’elle s’était donnée de préserver sa mémoire de Moussa, Odette le rejoint.

Le 12 septembre 2008, en l’honneur des sauveteurs de 527 enfants juifs, une place Moussa et Odette Abadi fut inaugurée à Paris, dans le 12ème arrondissement, à l’angle de l’avenue Daumesnil, des rues Montgallet et Charenton.

(source: Les Enfants et Amis ABADI)