« Mark Rothko, un peintre juif ».
Texte d’Isy Morgensztern
S’interroger pour tenter de comprendre en quoi Mark Rothko est un peintre juif c’est chercher des clés possibles de son œuvre. Des clés essentielles, mais bien évidemment pas uniques. Mark Rothko fut également un homme, né dans un pays balte, au début d’un siècle assez embrouillé. Il a émigré, vécu aux États-Unis, s’est marié, a eu des amis et des enfants. Et il y a plusieurs « manières » d’être juif. Mais parce que l’œuvre d’un peintre est partiellement muette — et qui plus est ici abstraite – il est légitime de penser qu’une part de lui-même, celle qui ne revêt pas un caractère d’évidence, ait pu passer d’une certaine façon « en contrebande » dans son œuvre. Qu’il ait pu traiter de certaines questions perçues comme universelles avec des « outils juifs » et donner des « réponses juives » à ces mêmes questions universelles.
Aussi il sera ici abordé l’hypothèse que Mark Rothko était avant tout un peintre juif, un homme tourmenté par des figures juives et qui avait décidé de les exprimer par la peinture.
Une toute première question vient donc à l’esprit : quels contenus donner au mot juif lorsqu’on l’applique à Mark Rothko ? Viendra à la suite l’autre question : quels liens peut-on faire entre cette façon d’avoir été, dès l’enfance, une manière de juif, et son œuvre ?
Première question : quel « genre » de juif était Mark Rothko ? Il me faut dire quelques mots de son époque et surtout de son père. Le père de Mark Rothko, Jacob Rothkowicz est né à Michalishek, un bourg situé en zone rurale, en Biélorussie non loin de Kovno. Il est possible — mais pas certain — qu’il se soit retrouvé là en vertu des lois qui vers 1850 ont fortement encouragé les juifs à s’installer à la campagne, afin de se « régénérer ».
Une loi qui sera abrogée en 1882. En tout état de cause Jacob Rothkowicz ne vient pas d’un ghetto.
Il pouvait faire des études supérieures. Et il en fera. Un ukase interdit en 1855 aux juifs de la Zone de Résidence de porter l’habit traditionnel (toujours pour la même raison, les arracher à l’obscurantisme).
Ce même oukase leur ouvre en compensation l’accès à la profession de pharmacien. Jacob Rothkowicz, fera donc des études de pharmacien. Le tsar Alexandre III qui succède au Tsar Alexandre II assassiné en 1881 (Jacob Rothkowicz a alors 22 ans) hésite quant à la politique à suivre à l’égard des juifs, leur ouvrant parfois les portes de la société russe et des Lumières occidentales, les refermant parfois. Mais en gros, pour ceux qui sont pratiquement totalement sortis du cadre religieux, et c’est le cas du père de Mark Rothko, un avenir hors du ghetto est envisageable.
Il est possible — mais pas certain — que Jacob Rothkowicz ait été marqué par ce qu’on appelait alors la Haskala, un mouvement qui proposait aux juifs d’entrer dans le monde occidental par la porte culturelle, d’abandonner le yiddish pour un hébreu modernisé et les inciter à aller vers le patrimoine de l’humanité : la grande littérature, la philosophie, des métiers nobles et les valeurs nées de la Révolution Française.
Breslin dit dans sa biographie que le père de Mark Rothko était un sioniste modéré, d’autres sources disent qu’il était Bundiste, c’est-à-dire socialiste et partisan d’une autonomie territoriale sur place pour les juifs. Il semble que Jacob Rothkowicz était un homme éclairé, qui espérait que le monde irait avec le temps en s’améliorant, qu’il lui fallait être juif parce qu’il ne pouvait pas faire autrement, et c’est tout. Ce qui plaide en faveur de cette idée est le fait que ses trois premiers enfants ont fait leurs études, pour la fille aînée à l’école publique et pour les deux frères dans une école juive libérale.
La rupture, qui fut un retournement brutal, a lieu en janvier 1905 lorsqu’éclate à St Pétersbourg la première révolution russe. Ce fut comme si un mur se dressait brusquement devant les Rothkowicz.
Une période terrible va suivre, avec des lois répressives, une violence continue et une forme permanente d’instabilité. Et pour les juifs le temps des pogroms, mis en œuvre par l’entourage du tsar Nicolas II pour lutter à la fois contre le libéralisme politique et économique et contre le messianisme révolutionnaire, considérés comme deux complots menés par les juifs modernes contre la Russie.
Jacob Rothkowicz se tourne alors curieusement vers la religion (et pas vers le messianisme révolutionnaire ou le sionisme comme la majorité des juifs alors) et il envoie son dernier enfant, le jeune Mark (qui a alors trois ans) dans une école religieuse orthodoxe, un Heder. Mark Rothko va apprendre comme un jeune enfant, c’est-à-dire par cœur, la Bible, les prières et un peu de Talmud.
Non seulement l’horizon universaliste de la famille Rothkowicz a sombré avec les premiers pogroms initiés par l’État Russe mais le ralliement au judaïsme des « origines » a dû accentuer dans la famille et plus tard chez Mark Rothko un sentiment de régression, mais aussi d’échec.
Pour le père et son fils Mark, on peut comprendre ainsi qu’avant d’être une appartenance à une nation, à un peuple, une religion ou une culture, le judaïsme est un destin, une situation, qui reviennent de manière cyclique depuis la nuit des temps. Mark Rothko, qui passera 10 ans à étudier les textes saints du judaïsme et l’hébreu, sera donc juif. Mais à la différence de Haïm Soutine, ou de Marc Chagall, né non loin à Vitebsk dans une famille pauvre proche du hassidisme, et qui pratiquait un judaïsme de cœur dynamique et populaire, le judaïsme de Mark Rothko, né de l’échec dans la marche vers l’émancipation, au sein du territoire du judaïsme de l’étude, là où naît la même année Emmanuel Levinas sera un judaïsme de raison, intellectuel, un judaïsme “philosophique” qui ne répond pas aux questions posées par son époque (les juifs ne sont pas persécutés en Russie parce qu’ils sont religieux, mais justement parce qu’ils ne le sont plus !), et qui choisit de revenir à une sorte de case départ très ancienne.
C’est sous cet aspect que Jacob Rothkowicz et son fils Mark Rothko sont des juifs modernes, nés de l’antisémitisme, (re)créés par les circonstances. Il y aura par la suite chez Mark Rothko un refus d’exploiter de manière directe ou de vivre pleinement une personnalité juive qu’il ne devrait qu’à la violence des autres. Ce qui est juif en lui va donc devoir passer en « contrebande ». Mais chez Rothko rien n’est simple. Il possède, et c’est assez rare chez ces juifs modernes et laïques nés de « l’hostilité environnante », un important bagage immémorial. Mark Rothko a une bonne connaissance du judaïsme. Or, en général, on le sait rien ne raccroche ces juifs modernes au judaïsme. Ils ont compris cela : le génocide n’a pas eu lieu parce que les juifs étaient religieux, mais parce qu’ils étaient juifs.
Donc à quoi peut leur servir le judaïsme ?
Rothko est donc à la fois ce juif « abstrait », cérébral, un « concept » dirions-nous, né d’une « situation juive moderne » et pourtant un connaisseur d’une forme puissante et ancienne de positivité juive : l’hébreu et la pensée religieuse juive. On va ainsi trouver, dans l’œuvre de Mark Rothko des lignes de force, des traces de sa situation « classique » de juif moderne, en quête d’une identité intégrable à l’universel, mais également de fortes influences du judaïsme. Elles se rejoindront parfois, et parfois n’auront aucun rapport entre elles.
Un dernier rappel biographique éclairant : on possède des poèmes écrits vers 18/20 ans par Mark Rothko en hébreu. À la différence de très nombreux juifs de sa génération, il maîtrisait donc très bien la « langue sainte ». Et l’on sait qu’à 24 ans Mark Rothko a travaillé pour un ancien rabbin du nom de Lewis Brown, un auteur de livres populaires, qui lui a demandé de l’assister dans les illustrations d’une Bible « graphique » traitant de l’Ancien comme du Nouveau Testament.
Mark Rothko fit le lettrage d’une centaine de cartes et certaines des cartes elles-mêmes. À cette époque il était donc considéré comme faisant partie de la « famille juive » et suffisamment bon connaisseur de la Bible pour qu’on lui confie ce genre de travail.
Dans cette confrontation avec ce qui est hors de soi, en face de soi, les choses ne sont pas claires.
Elles sont souvent voilées et entourées de brouillard.
Le contact – le dialogue – avec ce qui est en face de nous, (Dieu ou nous-mêmes dans un miroir), se fait, dans la Bible et dans la tradition juive ultérieure, à travers un voile et au travers d’une sorte de brouillard. Le voile a aussi pour objet d’atténuer la lumière, d’éviter une lumière trop éclairante qui risque de susciter extase et fascination, c’est-à-dire idolâtrie, aliénation. On connaît les exigences de Rothko sur la manière d’éclairer faiblement ses toiles dans les salles d’exposition.
Le tableau qui porte les marques les plus visibles d’un rideau est « Untitled, Violet, Black, Orange, Yellow on White and Red » de 1949 Catalogue Raisonné n° : 420 :