Le 6 Octobre 2015
Elle avait 65 ans et c’était une cinéaste belge, n’est-ce-pas ? Du moins, elle était née, par hasard, à Bruxelles d’une mère juive d’origine polonaise, rescapée d’Auchwitz (que je renonce à orthographier correctement, c’est un choix).
Sa mère avait échappé à Auchswitz, pas ses parents, les grands-parents de Chantal.
On connait, ici, n’est-ce-pas, ce genre de configuration familiale impraticable.
Comment survivre à ce deuil impossible ? Comment s’inscrire dans une spirale de vie ? Comment investir le champ de la vie parmi les autres vivants ? Comment créer, produire, engendrer ? Comment faire avec, comment faire de cette angoisse chronique une œuvre, des enfants, que sais-je ? De quel droit ? Investis de quelle responsabilité? Nous connaissons bien ici ces questions intimes, harcelantes, épuisantes. Les réponses nous échappent. Mais, c’est bien connu, nous nous intéressons d’avantage à la question qu’aux réponses (une vieille blague juive, n’est-ce-pas Daniel Sartène?)
J’ai consacré à Chantal, qui était membre de YPLN, un de mes tout premiers posts. Je ne suis pas fichue de le retrouver mais je sais que je m’inquiétais déjà de son silence. Je devinais que tant qu’elle arrivait à monter des films, tout irait bien.
Elle avait 17 ans quand elle a tourné un un court métrage implacable :’Saute ma ville’. Elle se tenait, comme plus tard Jeanne Dielman dans une cuisine, beaucoup moins rangée que celle de Jeanne Dielman. A la fin, elle se faisait exploser avec une allumette en plongeant la tête dans un four, évidemment à gaz.
Ensuite, elle a tourné des films et des films, des documentaires avec de vieux juifs qui échangaient en yiddish des secrets sur les bords de Brooklin by the sea, de vieux juifs qui ouvraient de vieilles blessures avec des sourires béants comme des cicatrices. Golden Eighties, un film qui déchire le coeur.
Elle s’est même essayée à la Comédie Romantique : « Un Divan à New york ». Terriblement déçue par l’exercice, le manque d’implication des acteurs.
On va dire qu’elle a signé des œuvres féministes comme ‘ Je, tu, il, elle’ ou ‘Jeanne Dielman, 23, quai du commerce, 1080 Bruxelles’.
J’y vois surtout des œuvres marquées par le vide existentiel consécutif à la Shoah. Même son adaptation de Proust “la Captive” parle de la réclusion, de la concentration.
Son cinéma est peuplé de survivants inconsolables, qui font comme si ‘la vie continue’ mais qui ne parviennent pas à s’extraire du malheur de la condition de survivant alors que les autres ont disparu.
Je me disais tant qu’elle tourne, tant qu’elle témoigne de la disparition, des aller-retour, de l’errance, de l’effacement des traces… tout va bien. Tant qu’elle vagabonde entre Bruxelles-Paris et New York son nomadisme … tout va bien. Quels trésors de courage a-t-elle mobilisé pour faire de sa souffrance une œuvre, nous racontant des histoires intimes, inspirantes, drôles et tristes, poétiques toujours que nous pouvions reconnaître comme nôtres!
Cet été, j’avais été rassurée de savoir qu’elle présentait un film au Festival de Locarno. J’avais été moins rassurée en découvrant qu’il s’agissait d’un portrait, forcément bouleversant, forcément désespérant de sa maman au soir de sa vie
Oui, Anne, la tristesse durera toujours.