Ce n’est pas habituel, mais au lieu de traduire Emanuel Ringelblum, les Ksovim, je suis obsédée par le souvenir de la rivalité littéraire entre Bashevis Singer et Chaim Grade, et cela m’empêche de dormir et de traduire. Je ne suis pas moins perturbée par les documents qui présentent le Bund comme un parti historiquement antisioniste, ce qui ferait à la fois rire et pleurer certains de ses anciens militants qui vivent encore, tant le maillage de la vie sociale, politique et religieuse juive a toujours été extrêmement fin, complexe, délicat et souple. C’est pourquoi je vous propose aujourd’hui ce texte de Czeslaw Milosz, paru dans INNE ABECADLO (UN AUTRE ABÉCÉDAIRE), Wydawnictwo Literackie Krakow, 1998 pp 59-63 et traduit du polonais par Alex Gromb, qui revient sur les particularités des deux auteurs yiddish, la manière dont ils étaient perçus par le public des lecteurs yiddish en Pologne et Lituanie, ainsi qu’en Amérique, et la vie religieuse, sociale et politique des grandes masses juives d’Europe de l’Est. Czeslaw Milosz savait de quoi il parlait quand il évoquait Vilna et Varsovie. Et oui, j’ai fait exprès de faire figurer deux fois le nom du traducteur de ce texte.
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Le seul recueil de Chaim Grade disponible en français a été traduit de l’anglais par (mon amie) Jacqueline Carnaud, Pérelé, Sarah, Rébecca et les autres (Judaïques), JCLattes, 1984. On le trouve encore chez la guerrière au sein gauche.
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GRADE, Chaim.
L’attribution du prix Nobel à Barshevis Singer a suscité de violentes polémiques dans le milieu des juifs new-yorkais de langue yiddish. Il (Grade) était d’une bien meilleure origine que Singer, en Amérique, le mieux c’est d’être originaire de Vilno, être de Varsovie c’est moins bien, le pire c’est de provenir de GaIicie. Mais surtout, selon l’opinion de la majorité des participants à la discussion, il était un bien meilleur écrivain que Singer; mais il n’était que peu traduit en anglais c’est pourquoi les membres de l’Académie Suédoise n’avaient pas accès à son oeuvre. Selon les tenants de cette opinion c’est par des moyens malhonnêtes que Singer avait obtenu la gloire. Préoccupé de manière obsessionnelle par le sexe, il a créé son monde de juifs polonais qui n’avait rien de commun avec la réalité, un monde érotique, fantastique, plein de fantômes, d’esprits et de dibbouks, comme si tel était le quotidien des bourgades juives. C’est Grade qui était le véritable écrivain, le peintre fidèle de la réalité, et c’est à lui que revenait le prix Nobel.
Vilno était un important centre de la culture juive, et ceci nullement à un niveau local mais à l’échelle mondiale. On y parlait surtout en yiddish et, avec New York, c’est ici principalement que la littérature dans cette langue avait sa base, ce dont témoigne d’ailleurs la quantité de périodiques et de livres qui y étaient édités. C’est avant la Première Guerre Mondiale, quand elle appartenait à la Russie et qu’elle bénéficiait de sa position-clé de noeud ferroviaire et de centre commercial, que la prospérité de la ville a atteint son sommet. Ceci s’est terminé avec le transfert de la ville à la peu grande Pologne, mais sur le plan culturel la période de l’entre-deux guerres fut un temps d’épanouissement. Il subsistait aussi quelque chose de l’élan des années antérieures, notamment de la période 1905-1914. Les partis qui agissaient avaient été fondés dans l’Empire russe quand la question ouvrière et la révolution socialiste étaient placées au premier plan. Il y avait le Bund surtout, ou parti socialiste spécifiquement juif, qui voulait être le mouvement des travailleurs parlant yiddish. Il correspondait au PPS, du point de vue polonais, lequel toutefois n’avait que peu d’adeptes dans la ville. Il ne serait pas totalement correct de rattacher la fondation de l’Institut Historique Juif au Bund, cependant dans le dessein de sauver le patrimoine culturel des villes et des bourgades utilisant quotidiennement le yiddish, on peut apercevoir l’esprit du Bund. Les communistes, de plus en plus forts et ayant peut-être déjà la majorité en 1939, rivalisaient avec le Bund. À leur tour ces deux partis étaient en guerre contre les sionistes et les religieux orthodoxes.
Ce Vilno ressentait l’attraction culturelle russe mais se trouvait séparée de la Russie par une frontière. Cependant cette frontière ne se trouvait pas loin et il en a découlé un phénomène spécifiquement vilnois. Beaucoup de jeunes gens rêvant de prendre part à “la construction du socialisme” ont passé clandestinement la frontière orientale, assurant avec enthousiasme leurs proches et leurs connaissances qu’ils leur écriraient de là-bas. On n’a jamais plus entendu parler d’aucun d’entre eux. Ils ont été directement envoyés dans des camps.
Chaim Grade appartenait au groupe de jeunes poètes « Younge Vilno ». En dehors d’Abraham Sutzkever, je me souviens du nom de Katcherginski. Les relations de ce groupe avec la génération antérieure, assez proche de celles des membres du “Flambeau” (Zagar) poussaient à une alliance. Nous avions exactement le même âge et les membres de ce même “Jeune Vilno” participaient à nos soirées littéraires.
Le poète était le descendant d’un officier de l’armée de Napoléon nommé Grade, lequel blessé et soigné à Vilno par une famille juive s’y était marié et s’était converti au judaïsme. La mère de Chaim, très pauvre, était une vendeuse de rue et toute son avoir tenait dans une corbeille. Grade consacre beaucoup de pages émouvantes de son oeuvre à cette femme pieuse, bonne, travaillant dur. Elle apparaît sur le fond de ce milieu qui respectait totalement les coutumes religieuses et dont le trait commun était l’extrême pauvreté.
La jeunesse de Chaim à Vilno ne se déroula pas sans conflits politiques et personnels. Son père le rabbin Shlomo Mordekhai, hébraïste et sioniste, homme aux convictions fermes et peu enclin aux compromis, menait des controverses acharnées avec les rabbins conservateurs. Il éduqua cependant son fils en juif pieux. L’histoire ultérieure de Chaim prouve qu’il resta fidèle au judaïsme contrairement à Singer l’émancipé. En tant que poète, Chaim acquit rapidement une reconnaissance et une célébrité locales mais il se distinguait de la majorité des jeunes qui lisaient Marx et chantaient des chansons révolutionnaires. Les tentatives des communistes pour l’attirer de leur côté échouèrent et Grade devint l’objet de violentes attaques. Pire encore, il tomba amoureux de Frouma-Lieba, également fille d’un rabbin, d’une famille de sionistes qui émigrèrent en Palestine, et ses confrères communistes essayèrent en vain d’empêcher le mariage.
On peut trouver ces détails dans ses récits-souvenirs de quatre cents pages publiés dans leur traduction anglaise sous le titre de My Mother’s Sabbath’s Days, c’est à dire « Les jours de Sabbath de ma mère ». Il y raconte avec précision ses aventures pendant la guerre en commençant par l’entrée des troupes soviétiques dans la ville. L’enthousiasme de ses collègues contrastait avec le silence de plomb de la foule à l’office religieux dans la cathédrale de Vilno où il s’était rendu par curiosité. Le chaos durant l’invasion allemande de juin 1941 le sépara de sa femme bien-aimée. Ils devaient se rencontrer quelques jours plus tard mais il ne l’a jamais revue. Elle est morte, comme sa mère également, dans le ghetto de Vilno. La vague des réfugiés l’emporta vers l’est. Après de nombreuses péripéties (un jour on avait voulu le fusiller comme espion allemand) il atteignit Tachkent. Après la guerre il a émigré à New York. Il décrit toujours les Russes avec amour et avec estime. Il affirme qu’il n’a jamais rencontré en Russie de manifestations d’antisémitisme.
Ses collègues du groupe “Younge Vilno” Sutzkever et Katcherginski se sont trouvés dans le ghetto et ensuite parmi les partisans soviétiques. Sutzkever finit par débarquer en Israël où il édita ” Di Goldene Keit”, l’unique trimestriel consacré à la poésie dans la langue disparue, le yiddish.
En Amérique Grade passa de la poésie à la prose et comme Singer qui chercha à reproduire le monde disparu des bourgades juives de Pologne, il se tourna vers le passé, écrivant sur les bourgades de Lituanie et de Biélorussie. Singer s’adonnait au fantastique, ce qui irritait beaucoup de lecteurs ; Grade prenait soin de la précision des détails et on le comparait à Balzac ou à Dickens. Son thème principal est la vie du milieu religieux qu’il connaissait bien, particulièrement les problèmes des familles dans lesquelles la femme travaille pour gagner la nourriture alors que le mari est collé à ses livres saints. Un recueil de nouvelles s’appelle même « Rabbis and wives », c’est à dire Les rabbins et leurs femmes.
Je me suis intéressé à Grade grâce aux contacts que j’ai eu avec sa deuxième femme devenue sa veuve. Après sa mort en 1982 (il avait alors soixante-douze ans), elle s’est occupée avec énergie de propager son oeuvre et a collaboré aux traductions en anglais. (Traduction Alex Gromb)