Histoires de rugelekh
En 1683, une armée ottomane de 300000 hommes mit le siège devant Vienne. Les Turcs entreprirent de creuser de nuit un tunnel sous les murailles qui défendaient la ville pour pénétrer à l’intérieur. On raconte que les boulangers de Vienne, qui étaient au travail depuis l’aube dans leurs ateliers en sous-sol, entendirent le bruit de la construction du tunnel, donnèrent l’alerte, et mirent ainsi en échec l’attaque souterraine. La contre-attaque menée avec l’aide des alliés polonais, bavarois et d’autres repoussa les Turcs dont ce fut la dernière tentative pour capturer la capitale autrichienne. A partir de ce moment historique, l’empire ottoman connut un reflux progressif.
Pour commémorer la victoire et la part qu’ils y avaient prise, les boulangers locaux fabriquèrent des petits pains spéciaux en forme de croissant, le symbole qui ornait les drapeaux turcs. Au cours de leur retraite, les Turcs abandonnèrent des quantités de café en grains dont les Autrichiens s’emparèrent. Ainsi naquit la coutume de consommer du café dans des établissements à cet effet, accompagnés de pâtisseries en forme de croissant. Mais d’autres contestent ce récit de l’héroïsme des boulangers viennois et pensent qu’au contraire ceux-ci étaient si persuadés de la victoire turque, qu’ils confectionnèrent en hâte des croissants pour s’attirer les bonnes grâces des vainqueurs.
A vous de juger quelle version vous paraît plus vraisemblable.
Quoi qu’il en soit, ils dénommèrent ces petits pains blancs « zipfel », un mot allemand pour dire « coin ». Et zipfel devint kipfel par suite d’une mauvaise prononciation, et ce terme devint le synonyme autrichien de l’allemand « hörnchen » (croissant), et se répandit dans l’empire austro-hongrois.
Près d’un siècle plus tard, la jeune Marie-Antoinette, mariée à Louis XVI, se languissait tant des kipfels de sa jeunesse qu’elle fit venir tout exprès des pâtissiers viennois à la Cour de Versailles pour enseigner à leurs collègues français comment les fabriquer. Ainsi nous devons le si parisien café-croissant à l’Autrichienne détestée et le dégustons sans même une pensée pour la malheureuse à qui nous devons notre petit déjeuner.
En yiddish, le terme « kipfel » prit un sens différent pour désigner des petits gâteaux en forme de croissants, faits avec de la pâte levée ou non-levée. Vers la fin du XIX° siècle les immigrants juifs importèrent le kipfel aux Etats-Unis. Un livre de cuisine paru en 1901 contient plusieurs recettes de kipfels. Au milieu du XX° siècle, en Amérique, le kipfel, particulièrement la variante confectionnée avec une pâte non levée au fromage blanc, devint plus connu sous le nom de « rugelakh ».
L’origine du mot est discutée. Certains le font dériver du mot yiddish « rog » qui signifie « coin », d’autres du mot slave « rog » signifiant « corne ». Le suffixe « lakh » ou « lekh » est le pluriel du suffixe diminutif « le ». Par exemple « meydele, meydelekh », « fisele, fiselekh » etc…
Le mot apparaît pour la première fois en 1941 dans le « Jewish Home Beautiful », un livre de conseils pratiques aux ménagères juives, dans une recette intitulée « Crescents or Rugelakh ». Mais la première recette de rugelakh au fromage frais fut publiée en 1950, dans le livre « The Perfect Hostess » de Mildred Knopf qui attribue la recette à Nela Rubinstein, l’épouse du célèbre pianiste.
Dans la décennie suivante, on cessa de parler de kipfels et on ne parla plus que de rugelekh. Aujourd’hui, on trouve des rugelekh partout en Amérique sous différentes variantes. ( d’après Gil Marks)