Histoires de pieds de veau
Si nous mettions l’amour des pieds de veau en gelée comme critère d’admission dans ce groupe, nous pourrions sans doute organiser notre prochaine assemblée générale dans une cabine téléphonique. C’est pourtant un monument de la cuisine familiale yiddish mais, hélas, le temps s’en va madame.. et nous nous n’en allons. Et les pieds de veau avec nous. Sa consistance gélatineuse, sa couleur grisâtre et sa teneur en ail capable d’abattre un antisémite à dix pas, y sont peut-être pour quelque chose.
Ce plat aurait-il autant de noms s’il n’était aussi populaire? Gegliverte fis, glatfus, galye, fisl, galarita, p’tsha, pitse en Pologne, drelies en Galicie, fisnoga en Lithuanie, piftye en Roumanie, kholodits en Ukraine. A la maison, on disait kholodne.
Comme beaucoup de recettes de cuisine européenne en général et de cuisine ashkénaze en particulier, on trouve l’empire ottoman quand on remonte aux sources.
Au XIVe siècle, dans les Balkans, les paysans turcs préparaient de copieuses soupes à base de pieds de mouton, « paca » en turc. Refroidie, cette soupe, donnait un aspic. Soupe et aspic se répandirent en Europe centrale et orientale, en utilisant plutôt des pieds de vache que de moutons, et plus appréciés froids en gelée. Et comme les ménagères juives étaient à l’affut de solutions permettant de transformer des ingrédients à bas prix en plat royal pour le shabbat, elles l’adoptèrent avec enthousiasme. Cependant, comme la préparation demande beaucoup de travail et de temps, le plat était plutôt réservé pour les grandes occasions.
L’usage était de faire tourner le pied de veau ou de vache au-dessus d’une flamme pour brûler tous les poils, puis de le gratter et de le laver soigneusement, puis de le hacher en morceaux et de le mettre à cuire des heures durant avec des oignons, du sel et du poivre, jusqu’à ce que la chair se détache des os et que les os aient transmis tous leurs sucs au liquide de cuisson.
Certains mangeaient la soupe chaude comme plat principal pour le sabbat à déjeuner, comme substitut d’hiver occasionnel au tsholent. La soupe était laissée dans le four pendant la nuit et servie chaude avec du vinaigre, des tranches d’oeufs durs, de la khala fraiche ou grillée frottée d’ail. Certains préféraient la version froide, parsemée d’oeufs d’oeufs durs et de beaucoup d’ail servie en entrée au déjeuner du shabbat, d’autres consommaient la soupe chaude au déjeuner et servaient les restes gélifiés pour le « shalosh seuda », le troisième repas du shabbat.
Quand elle est chaude, la viande est fondante et le liquide de cuisson est un bouillon concentré, mais quand le plat se refroidit, la viande durcit et le liquide se fige. Par conséquent, certaines cuisinières détaillaient la viande en grands lambeaux, tandis que d’autres, pour qu’elle soit plus tendre à consommer froide la hachaient finement ou même l’écrasaient.
Ainsi, pendant des générations, les pieds de veau ont été le plus apprécié et répandu des plats ashkénazes pour le shabbat, à l’exception peut-être du tsholent.
Le mot « fisnoga » utilisé chez les litvaks a une origine amusante. Si vous connaissez l’accent litvak, vous savez qu’ils prononcent le son « sh » comme un « s » ou un « th » anglais. Il y a des kilomètres de blagues polaks au dépens des litvaks à ce propos. Le résultat était qu’ils prononçaient « fis » (pieds) et « fish » (poisson), de la même façon. On ajouta donc le mot slave « noga » (pied) au mot germanique « fis » pour éviter la confusion quand on commandait le plat à l’auberge. Et c’est ainsi, que chez les litvaks, les pieds de veau s’appellent « pied-pied ».
Je vous connais mes gaillards, et je vois d’ici les calembours et débats linguistiques infinis, que la terminologie des pieds de veau va déclencher. Je prends donc les devants avec ces vers bien français :
« Faire le pied de grue en attendant Monsieur,
Faire le pied de veau quand on le voit paraître,
Et puis avec un pied de nez
S’en retourner tout consternés ».