Histoires de kreplekh
Longtemps, longtemps… non pas après que les poètes ont disparu, mais bien avant qu’on se lance sur YPLN dans un pilpul passionné sur les origines françaises du mot yiddish « trotuar », les ahkénazes du nord de la France parlaient une sorte de vieux français. C’est seulement au milieu du XIIIe siècle, après l’expulsion des Juifs de France que la langue commune des ashkénazes devint le yiddish. Quelques traces de ce parler français subsistent jusqu’à nos jours et comme souvent, c’est le vocabulaire alimentaire qui résiste le mieux au temps. Témoignent notamment de ce passé oublié, le tcholent (chaud-lent) et les krepish (crêpes).
Attesté pour la première fois au XIIe siècle, le krepish était constitué d’un petit morceau de viande enveloppé dans une feuille fine de pâte et frit. Il ressemblait peu ou prou à ce qu’on appela plus tard et plus à l’est, des knishes.
Le nom de ce met très populaire venait du vieux français « crespe » qui signifiait bouclé ou ridé et a donné les mots modernes crêpe et crépu car contrairement à la galette, la crêpe se doit d’être la plus mince possible ce qui tend à la faire se rider.
En Europe de l’est, on introduisit une innovation dans le krepish en le garnissant de fromage au lieu de viande ainsi que le note Rabbi Isaac ben Moshe de Vienne (1180-1260) dans un de ses commentaires : « les Juifs des contrées slaves font également des krepish avec du fromage ».
Autour du XVIe siècle, les Européens de l’est abandonnèrent les krepish et commencèrent à faire des pâtes farcies, une innovation majeure sans doute apportée par les Tartares d’Asie ou venant d’Italie, voire des deux. Innovation majeure car faire bouillir des aliments dans l’eau revenait beaucoup moins cher que de les faire frire dans de la graisse.
Les Polonais appelèrent ces pâtes farcies, « pierogi », et les Ukrainiens « vareniki ». Ces termes ont pénétré le vocabulaire yiddish mais le terme le plus communément employé par les Juifs de l’est est « kreplekh ».
Les kreplekh, comme toutes les nouilles ashkénazes, ne sont pas fabriquées avec de la semoule de blé dur, comme les pâtes méditerranéennes, mais à partir de farine de blé tendre.
A l’origine on fourrait les pâtes de viande cuite hachée, un bon moyen pour accommoder les restes et étendre des ressources rares. Poumon et foie haché étaient très répandus. Lorsqu’une pénurie de viande s’abattit sur l’Europe au XVIe siècle, on utilisa aussi des fruits et des noix comme garniture.
Pour les repas « laitiers », on remplaçait la garniture de viande par un fromage à pâte molle.
Mais à peu près tout ce qu’on pouvait trouver sous la main pouvait servir de garniture : chou, kacha, champignons, pomme de terre à partir du XIXe siècle, même si la viande restait la plus répandue.
Les kreplekh étaient rarement servies telles quelles. Celles fourrées à la viande étaient le plus souvent consommées dans du bouillon de poulet. Celles à base de fromage ou de pommes de terre, servies nappées de crème aigre ou légèrement frites après avoir été bouillies, accompagnées d’oignons sautés.
Les kreplekh devinrent rapidement un met favori des ashkénazes et un pilier de la culture ashkénaze. Une expression yiddish pour dire qu’on finit par se lasser même des meilleures choses est : « kreplekh esn vert oykh nimes » (manger des kreplekh, on s’en lasse aussi).
Dans sa nouvelle « Gimpel le naïf » , Isaac Bashevis Singer fait dire à son personnage : « Une nuit, après que la période de deuil fût finie, comme j’étais couché à rêver sur les sacs de farine, l’Esprit du Mal en personne vint me rendre visite et il me dit : « Gimpel, pourquoi dors-tu ? » « et qu’est-ce que je devrais faire, dis-je, manger des kreplekh ? ».
Mais préparer les kreplekh à la main était une « patshkenine » (une corvée), pour la maîtresse de maison. Les pâtes garnies demandaient encore plus d’efforts quand les ressources étaient maigres. Et les kreplekh ne se conservent pas. Aussi leur consommation était-elle le plus souvent réservée aux grandes occasions et plus particulièrement à quatre fêtes : la veille de Yom Kippour, Hoshanah Rabbah, Purim et Chavouot.
Pour le repas de la veille de Kippour, Seudah Mafseket, on mange traditionnellement des kreplekh à la viande dans du bouillon de poulet, car les mystiques comparent l’enveloppe de pâte à l’enveloppe de pitié divine, de bonté et de protection qui se manifeste à ce moment-là.
Hoshana Rabbah, le septième jour de Soukkot, est tenu pour le jour où les verdicts émis à Kippour sont scellés et, en conséquence, on sert des mets identiques à ceux de la veille de Kippour.
Un autre sens symbolique des kreplekh, ce jour-là, est que la viande est battue (hachée). Les pêcheurs méritent d’être battus à Kippour, on bat avec des branches de saules à Hoshana Rabbah, Haman fut battu le jour de Pourim. Et comme ces fêtes ne sont pas des fêtes chômées, la garniture « cachée » dans la pâte est là pour rappeler la sainteté également cachée de ces fêtes.
Pour Chavouoth, on sert évidemment des kreplekh au fromage.
Pour toutes ces raisons, et d’autres encore, les kreplekh sont un monument de la cuisine yiddish.
On demanda un jour à Mel Brooks (Melvin Kaminski), le secret de sa forme à son âge avancé.
« C’est très simple, répondit-il, je ne mange jamais de mets en friture. Je ne les mange pas, je ne les regarde pas, je ne les touche pas. A part peut-être, de temps en temps, un schnitzel, quelques blintzes et un plat de kreplekh. »
26 – LA RECETTE DU JEUDI : KREPLEKh (ravioli yiddish à la viande)
67 – LA RECETTE DU JEUDI : KREPLEKh au fromage pour ShVUES (Chavouot)