18 août 1899
Déposition du Lieutenant-Colonel Picquart au procès en révision de Dreyfus à Rennes.
Le 14 janvier 1914, le général de division Georges Picquart, éjecté de son cheval lors d’une sortie par un froid glacial, revenait à la caserne d’Amiens le visage en sang. Cinq jours plus tard, il était mort. À celui qui, à quelques mois près, aurait dirigé les armées françaises sur les champs de bataille, comme ses aînés d’une poignée d’années Foch, Joffre ou Pétain, sa famille refusa l’organisation d’obsèques nationales.
Le plus jeune lieutenant-colonel de l’armée française avait découvert la preuve de l’innocence du capitaine Dreyfus, officier juif injustement condamné, parce que Juif, pour trahison au profit de l’Allemagne en 1894, et seulement blanchi en 1906.
Très bien vu de ses supérieurs, l’officier est, quelques mois après l’éclatement de l’Affaire, nommé à la tête de la «section de statistiques», les services de renseignement de l’époque. Il vient de fêter ses 40 ans.
Dans ses maigres bureaux, des confettis de papiers collectés par des femmes de ménage complices dans les bureaux de l’ambassade d’Allemagne sont rapiécés puis scrutés à la loupe à la recherche d’éventuels renseignements –on appelle ça la «voie ordinaire». C’est l’un de ces documents de fortune, un «petit bleu», une carte télégramme envoyée à l’attaché militaire d’Allemagne par un officier français désargenté, Ferdinand Walsin Esterhazy, qui atterrit sur le bureau de Picquart au printemps 1896.
Suspectant une nouvelle trahison, le chef du renseignement récupère d’autres lettres de l’officier. «Il éprouve un grand trouble, écrit l’avocat Jean-Denis Bredin dans sa somme consacrée à l’affaire Dreyfus. Cette écriture régulière, penchée, aux caractéristiques bien précises, il croit la connaître. Il la reconnaît. […] L’évidence le frappa comme la foudre: le bordereau n’avait pas été écrit par Dreyfus. Il était l’œuvre d’Esterhazy.»
Instruit par sa hiérarchie de «séparer les deux affaires», autrement dit d’enquêter sur Esterhazy sans rouvrir ce dossier Dreyfus si bien jugé, Picquart refuse.
Cela lui vaudra, successivement et simultanément, d’être «diffamé, isolé, espionné, perquisitionné, muté, privé de poste, exposé au danger, emprisonné», résumait il y a dix ans le juriste Christian Vigouroux, dans une très complète biographie de l’officier.
Ou, en d’autres mots, envoyé en mission-suicide en Afrique du nord, compromis par des documents forgés de toute pièce, ciblé par les ragots ou criblé de flèches par la presse nationaliste: à la fois respectueux et méprisant envers ce traître à la patrie de haut vol, Barrès fera de lui «une médaille qui fait encore un son assez riche bien qu’elle tombe dans la boue, parce qu’elle y tombe de haut».
Le 11 janvier 1898, Esterhazy est acquitté des accusations de trahison par un conseil de guerre. Le lendemain, Émile Zola publie dans L’Aurore sa lettre ouverte au président de la République Félix Faure, où il fait notamment l’éloge du proscrit Picquart, qui a «rempli son devoir d’honnête homme» et «n’a jamais agi en dehors de la volonté de ses supérieurs».
L’officier a témoigné au procès d’Esterhazy, mais à huis clos: il apparaîtra vraiment sur la scène publique peu après, au procès en diffamation de Zola, où il est ovationné par les dreyfusards. Dans la salle, le jeune Marcel Proust tire un portrait admiratif de cet homme à la «tête blonde un peu rousse d’ingénieur israélite», doté d’«une sorte d’élégante, chaleureuse et fine personnalité».
L’Affaire est devenue une cause nationale. Picquart, un proscrit: accusé d’avoir fait fuiter des documents confidentiels, il est jeté en prison à l’été 1898, d’abord à la Santé, puis au Cherche-Midi. Il n’en sortira qu’une fois la condamnation de Dreyfus cassée. Mais comme l’officier déporté, il lui faudra attendre 1906, un second arrêt en révision, celui-là définitif, de la Cour de cassation et un vote solennel du Parlement pour être rétabli dans sa carrière militaire.
Être célébré. Puis oublié. Si tous les Français se souviennent de Zola, le héros de plume de l’Affaire, le personnage de Picquart est plus méconnu. Romanesque, aussi, pourtant, à sa façon. «Complexe, écrit Jean-Denis Bredin. Un officier très intelligent, très doué, très travailleur, mais dont le caractère était aussi secret que compliqué.»
Si ce militaire cultivé, parlant six langues, lecteur de Dostoïevski et ami de Gustav Malher, appartient à la veine «moderniste» de l’armée française, rien ne semble le prédisposer à s’élever contre l’institution dont il espère qu’elle ramènera à la France sa région d’origine, l’Alsace. Lors du premier procès de Dreyfus, où il représente le ministère de la Guerre, il couvre ainsi une double violation du droit, d’abord en assistant aux débats malgré le huis clos, ensuite en ayant connaissance de la communication aux juges, hors procédure, d’un dossier secret de «preuves».
Dans J’accuse, Zola pointe que, par un paradoxe de l’Histoire, Picquart, le sauveur de Dreyfus, «était justement antisémite». Il s’excusa ainsi un jour de confier «le juif Dreyfus» en stage à un autre officier. Une autre anecdote, d’une véracité incertaine mais que Harris réutilise dans son roman, veut que, évoquant avec un camarade le désarroi de l’officier déchu quand on lui arrachait ses galons dans la cour de l’École militaire, il aurait lâché: «Parbleu, il pensait à leur poids! Tant de grammes à tant, ça fait tant.»
«Aucune motivation idéologique ne pousse ce saint-cyrien d’origine alsacienne, ancien combattant d’Afrique et du Tonkin, d’un patriotisme au-dessus de tout soupçon et partageant les préjugés antisémites de l’époque», résume l’historien Michel Winock. Aucune idéologie, mais une foi dans la vérité des preuves contre le poids des apparences et préjugés, qu’il synthétisera dans une de ses rares envolées, lors du procès Zola:
«J’ai cru qu’il y avait une meilleure manière de défendre une cause que de se renfermer dans une foi aveugle.»
Selon la belle formule du biographe de Dreyfus Vincent Duclert, l’Affaire a en fait valu à l’officier d’être «sorti de lui-même, de son moule conservateur, de sa belle carrière à l’état-major, de son antisémitisme de façade».
Tant que cela a été possible, il est passé par la voie hiérarchique, qu’elle soit judiciaire, militaire ou politique: l’événement qui a motivé son incarcération est d’ailleurs un courrier envoyé au chef du gouvernement, Henri Brisson, dénonçant la fausseté des pièces accablant Dreyfus.
L’officier se serait sans doute contenté d’un rôle décisif, et récompensé, dans l’ombre: Pierre Stutin en fait pour cela une «source passive» comparable à Mark W. Felt, l’officier de la CIA qui, sous le pseudonyme de Gorge Profonde, tuyauta anonymement Bob Woodward dans l’affaire du Watergate.
Christian Vigouroux écrit lui qu’il est «le haut fonctionnaire qui a dit non quand les Papon diraient oui». Le cas Picquart a d’ailleurs intéressé Hannah Arendt, théoricienne du «crime de bureau», qui a décrit comment ce militaire manifestant «une antipathie convenable pour les juifs» s’était finalement dressé «pour défendre [son] pays» contre l’injustice.
Un héros resté dans la pénombre et qui conserve ses zones obscures, quand on le compare, par exemple, à l’image d’Épinal de Zola. En dénonçant les erreurs de l’état-major par la voie hiérarchique, Picquart espérait aussi gagner félicitations et avancement: Christian Vigouroux parle d’un «calcul de l’héroïsme», qui a conduit cet enquêteur solitaire et secret à arranger parfois à son profit les faits et les dates, ce qui se retourna contre lui.
L’officier a aussi fait partie, dans l’Affaire, du camp des «intransigeants», se coupant ainsi de certains défenseurs de Dreyfus au moment du schisme qui déchira ceux-ci après la seconde condamnation prononcée contre le capitaine par le conseil de guerre de Rennes, en 1899.
D’un côté, ceux prêts au compromis avec le gouvernement –la grâce immédiate du condamné en échange d’une amnistie générale pour tous les acteurs de l’affaire, officiers véreux inclus. De l’autre, ceux enclins à épuiser toutes les procédures pour confondre les coupables, quitte à prolonger le martyre du déporté de l’île du Diable: «Nous fussions morts pour Dreyfus. Dreyfus n’est point mort pour Dreyfus», lâchera un jour Charles Péguy.
Avec Georges Clémenceau et l’avocat Fernand Labori, objet d’une tentative d’assassinat lors du procès de Rennes alors qu’il cheminait en sa compagnie, Picquart fait partie du second camp. «Il ne supporte pas d’être frustré de sa victoire sur ceux qui l’ont persécuté», écrit Jean-Denis Bredin.
Le débat, tranché au profit des «modérés», laissera des traces. Picquart refuse un jour de serrer la main d’Edgar Demange, le premier avocat de Dreyfus, ainsi que celle de Mathieu, le frère du condamné, à qui il avait déjà lâché, en réponse à sa gratitude: «Vous n’avez pas à me remercier. J’ai obéi à ma conscience.» Nommé, à l’automne 1906, ministre de la Guerre du gouvernement Clémenceau («Autant nommer Dreyfus», enrage la presse nationaliste), il estime même qu’on en a «assez fait» en faveur de l’ancien proscrit.
Dans les bureaux du ministère de la Guerre, le 29 novembre 1906, le ministre de la Guerre refuse à l’ancien proscrit la comptabilisation de ses années de détention au titre de l’ancienneté militaire, mesure dont il a pourtant lui-même bénéficié lors de sa réintégration: au nom de l’unité retrouvée de l’armée, lui explique-t-il, c’est «politiquement impossible».
On a parfois pu opposer les deux hommes: celui qui a subi son destin, celui qui l’a choisi. «Dreyfus était la victime, Picquart le héros», a un jour lâché Clémenceau. Un argument toujours présent dans le discours politique, et qui a conduit à refuser de panthéoniser Dreyfus au motif que «le» héros de l’affaire, Zola, l’est déjà.
Les historiens ont pourtant nuancé ces constats. Dans l’Affaire, il n’y a pas un, mais de nombreux héros: Zola, le héros généreux même si parfois imprécis, Picquart, le héros raide et secret, Dreyfus lui-même, qui manifesta, selon Jean-Denis Bredin, «cet héroïsme sans éclat qui n’est que de survivre». Et bien d’autres encore, dont l’histoire comme la littérature ont le mérite de nous rappeler qu’ils n’étaient jamais faits d’un seul bloc.
(Source: Jean-Marie Pottier, Slate)